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Reconnaissance faciale : « Le droit court un peu après la technologie »

La vidéo intelligente a débarqué sur le marché. Pour la Cnil, il est urgent d'ouvrir le débat sur les usages autorisés et le cadre à adopter.

La liberté a-t-elle encore sa place dans l'espace public ? Dans les rues, les transports, les centres commerciaux, dans les halls d'immeubles, au travail et sur les chantiers, dans les poches des passants et dans les airs, la vidéo est omniprésente. Pis, les caméras savent désormais nous reconnaître et analyser nos moindres faits et gestes. Et ces technologies de reconnaissance faciale « intelligente » qui, par exemple, repèrent une personne dans une foule ou un attroupement espèrent bien se forger une place de choix sur le marché. Mais cela signifie, pour tous ceux qui passeront dans leur champ de vision, que l'anonymat urbain se rétrécit... à vue d'œil.

Les enjeux concernant ces outils sont tels que la Cnil a décidé d'interpeller les pouvoirs publics sur la nécessité d'un débat démocratique. Car, malgré les lois qui se sont additionnées ces dernières années, c'est plutôt le vide législatif qui gouverne… Une telle consultation semble d'autant plus urgente que l'explosion récente des plaintes témoigne d'un sentiment de surveillance accru, confinant à l'oppression. Entretien avec Jean Lessi, secrétaire général de la Cnil.

Le Point : De quoi se plaignent les personnes qui vous saisissent ?

Jean Lessi, secrétaire général de la Cnil. © Cnil

Jean Lessi : Nous rencontrons différents cas de figure. Nous recevons beaucoup de plaintes sur l'utilisation de la vidéo dans le secteur du travail : légalité des caméras installées dans ou à proximité des espaces de travail ou des caméras utilisées sur des chantiers notamment. Les cas de saisine les plus courants sur la voie publique concernent des systèmes vidéo installés par les collectivités locales. Les personnes veulent des informations et des précisions sur ces systèmes. Les personnes veulent aussi savoir si les caméras installées sur les mâts qui filment par-dessus les haies ou les caméras embarquées sur des drones sont autorisées à filmer leur maison. Les autres cas concernent des immeubles d'habitation, des salles de sport et des écoles. Enfin, des personnes posent des questions sur ce qu'elles peuvent faire avec les vidéos qu'elles ont prises : les diffuser sur Internet, les utiliser sur leur site, etc.

Que faites-vous lorsque vous estimez une plainte fondée ?

Quand on reçoit une plainte, on se tourne vers l'opérateur (ou l'entreprise) pour s'assurer que les caméras ont bien été autorisées, qu'elles filment ce qu'elles ont le droit de filmer et que l'information des personnes a été faite conformément à la loi. On peut aller plus loin et procéder à des contrôles sur la durée de conservation des enregistrements, par exemple. En cas d'infraction, nous pouvons faire un rappel à la loi, prononcer une mise en demeure, voire une sanction. Cet été, la Cnil a mis en demeure une école, car son système de vidéosurveillance était excessif. Il lui a été demandé de cesser de filmer en permanence le personnel, les enseignants et les élèves, dans leurs salles de cours et dans leurs lieux de vie et aussi de supprimer les images enregistrées à tort.

La reconnaissance faciale « intelligente » est déjà présente dans les aéroports. Mais le gouvernement examine d'autres projets qui permettraient de cibler des suspects dans une foule. Doit-on encore sacrifier nos libertés sur l'autel de la sécurité ?

Ce système (appelé Parafe) est en effet déjà mis en œuvre à Roissy et à Orly pour le contrôle des passagers. Le gouvernement nous saisira le moment venu s'il souhaite étendre ces systèmes à d'autres domaines. Si elle peut répondre à des objectifs d'intérêt public. La reconnaissance faciale sur la voie publique soulève plusieurs questions importantes, indépendamment de la dimension juridique du problème. Tout d'abord, elle met en cause la liberté d'aller et venir librement dans l'espace public sans être reconnu et identifié. Avec ce genre d'outil, bien différent des caméras fixes, on change d'échelle sur le terrain des libertés. Autre enjeu qui est loin d'être anodin, c'est la qualité de cette reconnaissance en elle-même. Il existe beaucoup de « faux positifs » autrement dit de personnes soi-disant « reconnues » par le système, mais qui ne sont pas les bonnes. En outre, et c'est un point lui aussi capital, les données biométriques ne sont pas des données comme les autres. Le droit, et notamment le RGPD, les classe dans les données dites « sensibles ». Et elles le sont encore plus que les autres données sensibles, telles que les opinions par exemple. Autant on peut changer d'opinion, autant la trace biométrique est irréversiblement liée à nous. Elle touche à notre identité. Le traitement de ces données peut par conséquent être vécu comme beaucoup plus intrusif par certaines personnes.

Que disent les textes en vigueur sur le traitement de ces données ultra-sensibles ?

Le RGPD pose un principe d'interdiction de les traiter, sous réserve de quelques exceptions. En revanche, la directive européenne « Police justice » de 2018 autorise les systèmes de traitement de données sensibles sous réserve de leur « nécessité absolue ». Cette notion comporte une marge d'appréciation pour les responsables, mais sous le contrôle du régulateur qu'est la Cnil puis, in fine, du juge, qui diront si le traitement de données répondait bien à l'exigence de « nécessité absolue ». Ce cadre juridique envoie un double signal : celui de faire preuve d'une vigilance particulière en termes de méthode, et sur le fond, de bien définir ce que recouvre la « nécessité absolue », qui est verrou très fort. Ce n'est pas parce qu'il existe des objectifs légitimes – on pense bien sûr à la lutte contre le terrorisme – que ce type de traitements sera partout et en toutes circonstances une « nécessité absolue ». Je rappelle aussi que la directive impose aux opérateurs de projets impliquant une reconnaissance de réaliser, en amont, une étude d'impact et, dans certains cas, de demander l'avis préalable de la Cnil. Ces systèmes doivent aussi avoir un point d'ancrage dans la loi nationale ou un acte réglementaire. Ces différents niveaux de protection montrent bien que ces traitements biométriques ne peuvent pas être « improvisés ».

D'autres projets sont en test actuellement, par exemple les caméras embarquées par la police. À quelles conditions la Cnil pourrait-elle les autoriser ?

Nous sommes en effet très attentifs aux différents projets de reconnaissance faciale, pour certains importés de pays qui n'ont pas les mêmes contraintes réglementaires. Je pense par exemple aux projets d'utilisation, à des fins de reconnaissance faciale, de caméras embarquées sur les voitures de police. Il faudra, au cas par cas, apprécier la nécessité et le juste calibrage du dispositif. Pour le dire un peu schématiquement, repérer des personnes recherchées pour des non-paiements de contraventions n'est pas la même chose que rechercher un terroriste qui vient de s'évader de prison.

Vous voulez dire qu'il existe un vide juridique à combler d'urgence ?

Le droit actuel ne répond pas, en effet, à certains des nouveaux cas d'usage. Il y a des textes, mais ils ont été élaborés en fonction d'un état donné des technologies. Le Code de la sécurité intérieure, par exemple, s'attache principalement aux caméras fixes. Les choses ont beaucoup évolué depuis et parfois, on a le sentiment que le droit court un peu après la technologie. Il y a eu ces derniers temps plusieurs lois pour légiférer sur les caméras-piétons : une loi de 2016 sur celles utilisées par la police et la gendarmerie et la police municipale, une autre également de 2016 pour leur utilisation par les agents de sécurité de la RATP et la SNCF, et une récente pour l'expérimentation de ces caméras-piétons par les pompiers. Mais la technologie et les besoins évoluent chaque jour. Par ailleurs, les finalités prévues par la loi comme le visionnage « simple » d'images ne prennent pas en compte la reconnaissance faciale… Il nous semble souhaitable de sortir d'une approche au coup par coup et prendre un moment de réflexion sur ce que nous souhaitons, en France, en termes d'usages de caméras. Cela permettra d'apporter une réponse globale sur ce sujet majeur.

Vous scrutez le ressenti des citoyens : qu'en est-il sur la question des caméras ?

Tous les capteurs de la Cnil (plaintes, demandes de conseils et d'informations) sont un très bon thermomètre des inquiétudes de la population. Concernant la vidéo, la légitimité n'est pas contestée en tant que telle. La principale crainte, c'est la surveillance permanente et insidieuse, autrement dit le sentiment d'être surveillé sans arrêt et de manière clandestine. Nous observons aussi une montée en maturité collective. Les personnes ont beaucoup plus conscience de leurs droits et posent des questions de plus en plus complexes. C'est en soi un bon signe !

Source : https://www.lepoint.fr