Carte Vitale biométrique ou e-carte vitale
Va-t-on devoir choisir ?
IMBROGLIO Carte Vitale numérique d’un côté, biométrique de l’autre, les annonces se succèdent mais personne ne comprend vraiment pourquoi les deux projets coexistent simultanément
Avènement de la e-carte Vitale d’un côté, lancement du projet de carte Vitale biométrique de l’autre, il est difficile de s’y retrouver dans les différents projets et d’imaginer laquelle sera indispensable aux Français demain.
Les deux projets sont différents, sur le plan technologique, mais également sur leurs finalités : « La potentialité des deux projets à se gêner est évidente et déjà pointée du doigt », explique Nicolas Klein, sociologue du travail, spécialiste de la carte Vitale.4
Pour Bruno Salgues, ex-directeur d’étude dans les écoles d’ingénieur des Mines, Ponts et Télécoms, spécialiste des technologies autour de la santé, « on paye encore aujourd’hui les problèmes de conception identifiés dès les années 1980 ».
Alors que le chantier de la e-carte Vitale est sur le point de parvenir à son terme, après trois ans de tests à l’échelle locale, les sénateurs ont acté cet été, dans le projet de loi de Finances rectificatives, un premier budget de 20 millions d’euros pour mettre en place la… carte Vitale biométrique. Une véritable marotte pour la droite et l’extrême droite qui l’érige comme la solution ultime dans la lutte contre les fraudes sociales. Problème : ces deux projets différents n’utilisent pas la même technologie et n’ont pas le même but. Sans aucune complémentarité, comment peuvent-elles alors cohabiter ? Pourquoi l’Etat n’a-t-il pas déjà choisi l’un ou l’autre de ces deux projets, plutôt que de dépenser des millions d’euros pour développer les deux ?
Pour Bruno Salgues, ex-directeur d’étude dans les écoles d’ingénieur des Mines, Ponts et Télécoms, spécialiste des technologies autour de la santé, « les deux projets ne sont pas stupides, ils répondent seulement à deux évolutions technologiques différentes ». Et si le timing interroge, les problèmes sont en fait bien plus anciens pour l’expert. « Tant qu’on a des identifiants significatifs et la notion d’ayant droit qui n’a rien à voir avec les personnes, on ne peut aboutir à une solution globale avec une seule carte. Ce sont les deux points clés à résoudre depuis le début ». Nicolas Klein, sociologue du travail et des organisations au laboratoire du LATTS, et auteur d’une étude comparée sur la carte Vitale et le dossier médical partagé en 2020, va même plus loin. « La potentialité des deux projets à se gêner est évidente et déjà pointée du doigt ». Comment alors s’y retrouver et expliquer l’imbroglio créé ?
Deux projets, deux partis pris
On a d’un côté l’arrivée imminente annoncée de l’e-carte Vitale, dont les premières expérimentations ont été lancées en octobre 2019 dans les Alpes-Maritimes et le Rhône. Elle est la version dématérialisée sous forme d’app de la célèbre carte à puce verte, née en 1998, qui devrait progressivement s’effacer pour laisser la place à ce nouveau procédé de traitement des données. « Mais aujourd’hui, seul l’opérateur Orange a implémenté l’application e-carte Vitale, note Bruno Salgues. Grâce à la fonction Mobile Connect, seuls les abonnés de cet opérateur vont pouvoir dématérialiser leur carte Vitale ». Ce projet comporte donc encore des limites pour que tous les Français y adhèrent.
De l’autre, sur le modèle des passeports ou des cartes d’identité en France, la carte Vitale est sur le point de rejoindre la famille du biométrique, qui permet grâce à une puce contenant notamment les empreintes digitales d’établir un lien infalsifiable entre le détenteur et la carte. Elle est donc exclusivement nominative. Ce qui pose un problème d’ampleur puisque, en France, la carte Vitale est pour l’heure légalement liée à un groupe d’ayants droit.
Des problèmes d’ampleur depuis sa création
Pour Bruno Salgues, les problèmes d’aujourd’hui sont en fait ceux d’hier. Il remonte à la genèse du projet de carte Vitale. « Elle est le résultat d’un projet non abouti de carte bancaire à puce, qui a été tué dans l’œuf avec l’arrivée de Visa et MasterCard. Mais pour éviter la faillite des caisses du Crédit agricole, à l’origine de ce projet dans les années 1980, et pour justifier les milliards de francs engloutis, les décideurs politiques ont décidé de s’en servir pour donner naissance à la carte Vitale ». Or, elle a donc tous les défauts de la carte bancaire qui n’a jamais vu le jour : elle n’est pas liée à une personne mais à un numéro de compte, on ne peut totalement contrôler qui l’utilise, sans parler de la notion juridique d’ayant droit. « Aujourd’hui, les enfants (jusqu’à la veille de leurs 16 ans) sont rattachés à la carte Vitale de leurs parents », objecte Bruno Salgues.
Parmi tous les défauts de cette carte, l’arlésienne favorite d’une frange politique, c’est la fraude. Et pour combattre la fraude, rien de mieux que la biométrie. « La carte biométrique lancée par les défenseurs de la lutte contre la fraude sociale véhicule l’idée que cette dernière se limiterait au vol de carte Vitale et à la falsification pour une utilisation par d’autres que les ayants droit. Ce qui est un parti pris qui ne considère pas l’argumentaire d’une partie des décideurs qui affirment que le problème principal n’est pas l’usurpation d’identité mais bien l’existence de réseaux qui utilisent des cartes légales pour le trafic de médicaments ». On n’a en effet jamais vu de médecin ou de pharmacien qui contrôle l’identité d’une personne au moment d’utiliser sa carte Vitale.
Des failles demeurent pour lancer la carte Vitale biométrique
Mais la biométrie rencontre également pas mal de freins en France. Le plus évident est sans doute le problème légal des ayants droit, un choix instauré à la création de la Sécurité sociale en 1945, « une erreur dès la conception » pour Bruno Salgues. « Si la carte Vitale biométrique veut un jour voir le jour, il faut absolument faire disparaître ce concept d’ayant droit pour passer à la notion de personne. Or, pour l’instant, les projets n’avancent que sur le plan technique ».
Il faudrait donc changer la loi, avant même de penser aux technologies à utiliser. Car, pour l’heure, impossible de s’inspirer de ce qui se fait ailleurs, en Asie par exemple. « On ne peut pas en France utiliser une clé PKI, soit un code dans lequel sont rassemblés les données bancaires, la possibilité de régler des achats et de faire toutes ses démarches administratives. Tout y est. C’est le cas en Malaisie par exemple. Mais la loi de 1973 Informatique et liberté ne le permet pas », explique l’ancien directeur d’étude des Mines, Ponts et Télécoms.
Est-ce à dire que la carte Vitale biométrique a une date de péremption, aujourd’hui appelée date limite de consommation (DLC), relativement courte ? Au vu du timing, la e-carte Vitale, même si elle ne peut pas pour l’heure être généralisée, semble largement tenir la corde. En effet, analyse Nicolas Klein, « il apparaît difficile d’imaginer que six mois, un an ou deux ans après le lancement de la e-carte vitale, l’État se permette de lancer la carte biométrique, compte-tenu du coût engendré ». Le sociologue pointe les intentions d’économies de ces deux projets, laissant entendre que l’Etat ne va pas pouvoir les laisser se développer jusqu’au bout simultanément en raison de la somme d’argent à y injecter. Alors que résonne « la fin de l’abondance », le gouvernement en col roulé pourrait-il alors fermer le robinet à billets et faire un choix ?
Source : https://www.20minutes.fr